OBSERVARE
Universidade Autónoma de Lisboa
ISSN:
Vol. 3, n.º 1 (Printemps 2012), pp.
LE DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE: LA CONTROVERSE CONSTRUCTION HISTORIQUE D'UNE MORALE UNIVERSELLE
Soraya Nour Sckell
Soraya Nour Sckell est chercheuse rattachée au Sophiapol, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, et à l'Observare, Universidade Autónoma de Lisboa. Elle a mené de recherches aux Universités de Saint Louis (SLU), Nanterre, Francfort
collectifs: The Minority Issue. Law and the Crisis of Representation (Berlin 2009); (avec Christian Lazzeri) Reconnaissance, identité et intégration sociale (Nanterre 2009); (avec Olivier Remaud) War and Peace. The role of science and art (Berlin 2010); (avec Damien Ehrhardt) La Fascination de la Planète. L’éthique de la diversité (Berlin, 2012); (avec Damien Ehrhardt) Interculturalité et Transfert (Berlin 2012).
Résumé
Le droit humanitaire fut conçu par le normativisme juridique et moral fondé sur des principes universels. En dépit de son indéniable contenu moral universel, ses formulations et ses modes d’application sont cependant le résultat de conflits historiques. Cet article vise à analyser la façon dont le caractère universel du droit humanitaire est produit par des conflits hautement controversés. Il est nécessaire de surmonter l’antagonisme entre une analyse qui met l’accent sur la valeur morale indéniable du droit humanitaire en ignorant ses controverses et une analyse qui met l’accent sur les antagonismes sociaux mettant en question la possibilité de réalisation de la valeur morale et universelle du droit humanitaire. Pour cela, il faut considérer que
Tout d’abord, il s’agit d’analyser le caractère universel mais en même temps hautement controversé de la codification du droit humanitaire rappelant les controverses autour de la création des Protocoles additionnels de 1977 (Section 1). Ensuite, il s’agit d’analyser le caractère conflictuel des organisations de soutien du droit humanitaire en prenant en compte les conflits entre la
Droit Humanitaire; Droit de la Guerre; Conventions de Genève; Croix Rouge; Médecins sans Frontières
Comment citer cet article
Sckell, Soraya Nour (2012). "Le Droit International Humanitaire: la controverse construction historique d’une morale universelle”. JANUS.NET
Manuscrit reçu en Mars 2012 et accepté pour publication dans Avril 2012
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LE DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE: LA CONTROVERSE CONSTRUCTION HISTORIQUE D'UNE MORALE UNIVERSELLE
Soraya Nour Sckell1
Introduction
Le droit humanitaire, autrefois jus in bellum (droit de la guerre), le droit du champ de bataille, étendu par la suite à tous les genres de situations catastrophiques non militaires, connaît une grande vogue depuis les années 90: ses significations se sont multipliées, une «polysémie inquiétante»
Cet article vise à analyser la façon dont le caractère universel du droit humanitaire est produit par des conflits hautement controversés. Tout d’abord, il s’agit d’analyser le caractère universel mais en même temps hautement controversé de la codification du droit humanitaire rappelant les controverses autour de la création des Protocoles additionnels de 1977 (section 1). Ensuite, il s’agit d’analyser le caractère conflictuel des
1Je remercie à Jacques R. Prgomet pour la soigneuse relecture et correction du français. 80
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organisations de soutien du droit humanitaire en prenant en compte les conflits entre la
1)Les controverses politiques dans la codification d’un Droit Humanitaire universel
Des règles ancêtres du droit humanitaire sont rencontrées dans toutes les cultures: dans l’Inde ancienne, chez les traditions africaines coutumières, grecques, romaines, perses, sumériens, hittites, chez le Code de Hammourabi, les grandes œuvres littéraires (Mahabharata), religieuses (la Bible et le Coran), les règles de l’art de la guerre (les lois de Manu et le Bushido japonais) et les règles de chevalerie du Moyen Âge. Si la réflexion éthique sur l’humanité même de l’ennemi remonte aux temps anciens des différentes traditions culturelles, c’est dans l’Aufklärung que nous trouvons sa formulation juridique moderne. Jean Jacques Rousseau consacre la différence entre combattant et
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C’est dans ce cadre de réflexions qui inspire le mouvement pacifiste ainsi que l’idéalisme utopique que le droit humanitaire est codifié. Jusqu’au Moyen Âge, les belligérants pouvaient selon l’éthique et le droit tuer leurs ennemis,
Ce n’est que depuis la fin de la Guerre de Trente Ans que prévaut la conception que la guerre ne soit pas entre des populations, mais entre les forces armées des États belligérants (Morgenthau, 1978: 241). La distinction entre combattant et non- combattant dévient un principe fondamental éthique et légal; seulement ceux qui peuvent et veulent participer activement au combat peuvent être objet de l’action armée - malades, blessés, prisonniers ou ceux qui veulent se rendre ne peuvent pas être attaqués ; ne pas attaquer, blesser ou tuer un
En 1863, Abraham Lincoln approuve les «Instructions de Lieber», écrites par le juriste Francis Lieber, un code d’instructions de comportement applicables aux armées des
Henry Dunant, un homme d’affaires suisse, arrive dans la soirée du 24 Juin 1859 au bourg italien Castiglione delle Stiviere, dans le nord de l’Italie d’aujourd’hui. Dans les environs venait d’avoir lieu dans le cadre de la guerre
La convention de Genève de 1864, suivie par celles de 1906, 1929 et 1949, impose le devoir légal, concret et détaillé des convictions morales par rapport au traitement des blessés, malades et médecins à leur charge pendant la guerre (Morgenthau, 1978: 242). Et si les prisonniers de guerre n’étaient plus morts au XVIIIe siècle, mais encore
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traités comme des criminels, l’article 24 du Traité de l’Amitié conclu en 1785 entre les États Unis et la Prusse indique un changement dans les convictions morales en la matière, ce qui va conduire à la création d´un système détaillé des règles légales dans les conventions de La Haie de 1899 et 1907, ainsi que de celles de Genève de 1929 et de 1949. Les traités conclus dès la moitié du XIXe siècle reflètent ces mêmes soucis sur la vie et la souffrance, afin d’humaniser la guerre, défendant ou limitant l’utilisation de certaines armes. La Déclaration de Paris de 1856 limite la guerre maritime, la Déclaration de St. Petersburg de 1868 prohibe l’usage de projectiles avec substances explosives ou inflammables, plusieurs conventions internationales prohibent le gaz, les armes chimiques et bactériologiques; les conventions de La Haie de 1899 et de 1907 codifient les lois de guerre sur terre et sur mer, les droits et les devoirs des personnes neutres; le Protocole de Londres de 1936 limite l’usage de
Aujourd’hui, les traités les plus importants concernant le droit humanitaire peuvent être regroupé s sous cinq thèmes principaux:
1)La protection des victimes des conflits armés: les Conventions de Genève
2)La Cour pénale internationale: Statut de Rome (1998);
3)La protection des biens culturels dans les conflits armés: Convention de La Haye (1954) avec ses Protocoles I (1954) e II (1999);
4)Environnement: Convention de New York (1976);
5)Armes: Protocole de Genève sur des gaz asphyxiants, toxiques ou d’autres
(1972); Convention de Londres, Moscou et Washington sur les armes biologiques et toxiques (1972); Convention de Genève sur les armes classiques (1980) avec ses Protocoles
Cette codification qui consacre l’existence une morale internationale a été cependant marquée par une profonde conflictualité, qui peut être facilement dégagée dans les Protocoles Additionnels de 1977 à la Convention de Genève, le premier versant sur les conflits armés internationaux, le deuxième sur les guerres civiles. Ces protocoles essaient de réguler la nouvelle génération de conflits, plutôt internes qu’internationaux, et conduits plutôt par des méthodes irrégulières de guérillas que par des batailles régulières entre forces armées uniformes (Greenwood, 1999: 3), afin de reconnaître la lutte armée contre les puissances coloniales, même si le conflit n’est pas entre États. Le lobby des États du Tiers Monde voulait, allant
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régimes racistes dans l’exercice de leur droit d’autodétermination » doivent être caractérisés comme conflits internationaux, sur lequel tout le droit humanitaire, et pas les provisions sur les conflits internes, doit être appliqué (Greenwood, 1999: 6). Le Protocole Additionnel I, à cause de cela, observe Greenwood, «est le seul accord de droit humanitaire décrit par un membre du gouvernement américain de l’époque comme ‘loi au service de la terreur’» (Greenwood, 1999: 4. Voir Feith, 1985 et Solf, 1986). Selon les observations des représentants de la délégation allemande, «le clivage central divisant la Conférence n’était pas l’antagonisme entre les grand blocs militaires de l’est et de l’ouest, mais l’opposition entre le Tiers Monde et les deux premiers - entre le Nord et le Sud (Bothe et al, 1982:
Le conflit
2) Le conflit dans les organisations humanitaires internationales
Le droit humanitaire, tel qu’il s’est développé et légalisé, acquiert cependant un contenu qui est interprété aussi bien par ses tenants que par ses opposants comme surtout moral et caritatif. Jean Pictet, directeur général de la
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spontanéité; elle apporte, dans les relations sociales, un élément humain que la loi, impersonnelle et abstraite, ne connaît pas» (Pictet, 1966: 22). Il cite
Cette doctrine de la Croix Rouge a signifié dans la Deuxième Guerre Mondiale son silence sur les champs d’extermination, selon sa conviction que l’impartialité est condition de soigner toutes les victimes. Le Comité International de la Croix Rouge (CICR), au dépit de cogiter en 1942 sur la nécessité de rendre publiques les informations qu’ils avaient sur la politique d’extermination, décident de garder le silence. La Croix Rouge devient complice par omission - faute qu’elle ne reconnaîtra que beaucoup plus tard, sous la pression des médias suisses. En 1969, Bernard Kouchner et d’autres médecins, en mission à Biafra pour le Comité International de la Croix Rouge, décident de rompre leur engagement au silence et de faire le témoignage, la dénonciation politique, créant une nouvelle organisation, les Médecins sans Frontières.
Si les Médecins sans Frontières ont représenté une correction significative dans la doctrine du silence de la Croix Rouge en transformant les humanitaires en témoins et dénonciateurs des atrocités, il se révèle bien vite que l’analyse politique d’une tragédie n’est pas si évidente. A Biafra, il ne s’agissait pas, comme on leur a fait croire, d’un génocide organisé par le gouvernement du Nigeria; la population affamée était otage des militaires qui conduisaient la sécession, qui la présentait comme victime de l’ennemi. Sans connaissance des enjeux politiques de la catastrophe qu’ils voulaient soulager, les humanitaires avaient soutenu les criminels.
Les deux organisations fonctionnent ainsi avec des orientations différentes mais complémentaires: tandis qu’une fait la dénonciation en cherchant à mobiliser l’opinion publique mais en perdant parfois l’autorisation d’agir dans le territoire de l’État qu’elle dénonce, l’autre se tait , mais se garantit ainsi l’accès aux malades et blessés refusé à la première.
2.1) Du Droit Humanitaire à l’Intervention Humanitaire
L’aspect qui s’est révélé le plus problématique de cette doctrine est que les Médecins sans Frontières ont compris par politique l’humanitaire d’État, appelant à l’action militaire. Au dépit de n’avoir aucun «droit» d’intervention humanitaire dans la Charte de l’ONU ou dans le droit international coutumier, des mandats autorisant l’utilisation de la force unilatérale, en tant qu’actes arbitraires du Conseil de Sécurité de l’ONU, se sont appuyés sur cette doctrine.
Pourtant, la logique humanitaire est complètement distincte d’un projet militaire, qui fait le choix entre ceux qui doivent vivre et ceux qui doivent mourir, assumant que le sacrifice de
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internationale unanime capable de transformer le monde (Milner, 2004: 53). C’est sans doute une situation désirable d’un point de vue normatif, mais qui ne fournit pas d’outils pour analyser les enjeux politiques des catastrophes contemporaines.
C’est justement cette idée que Habermas, dans les années 90, développe avec une reconstruction du droit cosmopolite de Kant afin de légitimer une politique globale de réalisation des Droits de l’Homme et qu’il présente à partir d’une confrontation avec Carl Schmitt2. Pour Kant, les trois niveaux d’organisation juridique - l’État, le droit international et le droit cosmopolite - doivent être maintenus simultanément, et l’idée d’un État mondial est refusé comme un «despotisme sans âme», mais plusieurs reconstructions kantiennes argumentent que les difficultés historiques qui ont conditionné la pensée de Kant ont déjà été dépassées. Pour ces reconstructions, un droit cosmopolite dans le sens d’un droit mondial doit remplacer le droit international, permettant l’utilisation de la force au nom de l’humanité.
Habermas (Habermas, 1996) considère trois dimensions du droit: le droit interne de chaque pays, le droit international - celui des relations des États entre eux - et le droit cosmopolite dans le sens kantien, qui prend chaque citoyen non comme citoyen de son État, mais du monde. Sa préoccupation est que la distance du cadre historique et conceptuel dont Kant a formulé le concept nous oblige à le reformuler. L’idée kantienne d’un droit cosmopolite, selon lui, oriente aujourd’hui une politique qui essaye de faire triompher les droits des hommes universellement, et dont l’instrument principal est l’intervention humanitaire: «le point faible d’une protection globale des droits de l’homme est l’absence d’une force exécutive qui serait, en cas de nécessité, capable d’assurer le respect de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, en intervenant dans la souveraineté des États membres». Ainsi, conclut Habermas, la prohibition de l’intervention doit être revue: «À l’exception de quand, comme dans le cas de la Somalie, il n’y a aucun pouvoir d’État susceptible d’être exercé, l’organisation mondiale ne fait ses interventions (comme dans le cas du Liberia et de la
2Hans J. Morgenthau, au contraire de Carl Schmitt - auquel Morgenthau se réfère comme «l’homme le plus diabolique que je n’aie jamais rencontré» (Frei, 1993: 170) - défendait avant la guerre la conception d’un droit international qui puisse contrôler la volonté de puissance des nations; mais il a vu que quand l’Allemagne s’est décidée à exterminer ceux qu’elle considérait comme ses ennemis, aucun droit international n’a rien pu faire pour la contrôler. A Francfort, Morgenthau a fréquenté le «château rouge», l’Institut für Sozialforschung, mais ne s’est pas contenté que ces jeunes gens intelligents (Adorno et Horkheimer), les seuls qui pouvaient s’opposer à l’ascension du nazisme, se rencontraient pour discuter comment on interprète tel ou tel autre phrase de Marx (Frei, 1993: 170; Wolin, 2001: 55).
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Un débat académique naît au sein des journaux lorsque l’OTAN attaque le Kosovo. Habermas note alors dans le journal Die Zeit, se référant à la
Habermas, toutefois, fait une exception à l’exigence qu’il avait formulée quatre ans auparavant, selon laquelle les violations des droits humains doivent être poursuivies légalement. Face à un Conseil de sécurité bloqué, l’intervention de l’OTAN au Kosovo pourrait être basée sur le principe de l’aide nécessaire du droit international, même sans mandat de l’ONU, puisque les droits humains ont un contenu moral, partageant ainsi avec les normes morales une prétention à la validité universelle (Habermas, 1999: 1;
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reléguant au Sud le rôle de suivre le «modèle européen» (Habermas et Jacques Derrida, 2003). Or la difficulté dans l’argument que l’Europe doit constituer un contrepoids aux
Il y a lieu à un déplacement de la politique au droit (pour légitimer l’action politique), du droit à la morale (quand le droit, dans une impasse, ne peut plus légitimer), et de la morale au pouvoir (quand la morale n’aide plus à comprendre «ce qui se passe»). Fichte est l’emblème d’un tel itinéraire, comme Domenico Losurdo analyse. Inspiré par Kant, Fichte refuse d’abord la théorie selon laquelle la paix puisse être réalisée par l’équilibre des pouvoirs, qui ne sert qu’à justifier de nouvelles agressions et guerres: la paix ne peut pas résulter d’un compromis entre les dominants, mais d’un droit international qui règne sur eux, une Société des Nations, dont le centre propulseur serait la France révolutionnaire (Fichte, 1971:
3)Le caractère conflictuel de l’universel dans les théories des relations internationales
Dans la théorie des relations internationales, le droit humanitaire, à côté des droits de l’homme, se consacre comme la grande évidence de l’existence d’une morale planétaire, construite par une société planétaire qui ne connaît pas de frontières, une
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un groupement d’individus. L’individu, et non l’État, est la première composante de la société nationale et internationale, ainsi que le premier sujet de droit interne et de droit international. La souveraineté revient à la société internationale, l’État est un groupement intermédiaire dont les compétences internes et externes lui sont attribuées par le droit international. En 1972, année de l’apogée de la détente américano- soviétique avec le sommet de Moscou en Juin 1972, Robert O. Keohane et Joseph Nye publient les Transnational Relations and World Politics et John Burton publie la World Society, qui ont une grande répercussion. Avec l’augmentation des tensions
La méthode privilégiée d’action de la
3.1) L’universel et les conflits d’identité: la perception du monde
Les conflits dans la
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violations de limitations morales dans la conduite de la guerre, ce qui prouve «l’existence d’une conscience morale qui fait attention aux limitations morales» (Morgenthau, 1978: 243).
La question n’est pas pour Morgenthau l’examen de l’existence ou non d’une morale internationale - c’est sûr pour lui qu’une telle morale existe - mais le fait que les dimensions de plus en plus grandes de la guerre rendent le droit humanitaire impossible. Ces dimensions peuvent être identifiées en quatre aspects centraux:
1)la partie de la population engagée dans des activités essentielles de conduite de la guerre;
2)la partie de la population affectée par la conduite de la guerre;
3)la partie de la population identifiée par conviction et émotion avec la guerre;
4)les objectifs de la guerre.
Les armées en masse sont appuyées par la production de la majorité de la population civile, de façon que le succès de la production de la population civile soit aussi important que l’effort militaire
C’est l’intérêt national de ruiner la productivité ennemie et l’engagement émotionnel des masses qui, pour Morgenthau, détruisent la moralité internationale: «Tel quelle la guerre religieuse des XVIe et XVIIe siècles, et plus tard les guerres nationales des XIXe et XXe siècles, la guerre de nos temps tend au type religieux, devenant idéologique. Le citoyen de la nation moderne en guerre, en contraste avec ses ancêtres des XVIIIe et XIXe siècles, ne lutte pas pour la gloire de son prince ou pour l’unité et grandeur de sa nation, mais ‘part en croisade’ pour un ‘idéal’, une série de ‘principes’, un ‘style de vie’, pour lequel il réclame un monopole de vérité et de vertu. En conséquence, il lutte pour la mort ou la ‘reddition inconditionnelle’ de tous ceux qui adhèrent à un faux et mauvais ‘idéal’ ou ‘style de vie’. Dès que c’est cet ‘idéal’ et ce ‘style de vie’ qu’il combat, quelle que soit la personne qui porte cet idéal et ce style de vie, les distinctions entre soldat qui lutte et soldat blessé, entre combattant et civil - si elles ne sont pas éliminées ensemble - sont subordonnées à la seule distinction qui importe : la
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distinction entre le représentant de la philosophie et du style de vie correct ou faux. Le devoir moral de faire la distinction du blessé, du malade, de celui qui s’est rendu et de l’ennemi désarmé, et de le respecter comme un être humain qui était un ennemi seulement car il s´est retrouvé de l’autre côté de la ligne de combat, est dépassée par le devoir moral de punir et de nettoyer la face de la terre de ceux qui professent et pratiquent le mal» (Morgenthau, 1978: 246).
Pour Morgenthau, ainsi, la vision subjective du monde est étroitement liée à la morale nationale. Raymond Aron, à son tour, estimant que les relations internationales ne peuvent pas être pleinement rationnelles, parce que ce sont des relations humaines, distingue les intérêts matériels des intérêts immatériels. Des critères non objectifs et non quantitatifs influencent dans les choix diplomatiques, de sorte que chaque interprétation est différente selon la culture, l’origine, la psychologie de chaque observateur. Si Morgenthau et Aron prennent surtout en compte la perception dans les cadres de l’État, les études les plus récentes sur la perception en relations internationales vont se détacher de l’État comme lieu déterminant de construction de la subjectivité. Certaines des œuvres principales de référence sont: The Image: Knowledge of life in society (1956) de Kenneth Boulding; Introduction à l’histoire des relations internationales (1964) de Pierre Renouvin et
La culture est maintenant considérée par certains auteurs comme le principal facteur d’antagonisme. Norbert Elias considérait déjà en fait que la mondialisation élargit les espaces de liberté de l’individu tout en favorisant le phénomène de la relocalisation de l’identité, dès que l’individu a besoin d’un espace à sa mesure. Samuel Huntington, cependant, donne à cette idée un sens radical: la compétition idéologique
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3.2) L’histoire politique de la moral universelle du Droit Humanitaire
La question politique fondamentale, cependant, touche encore surtout la constitution même d’un concept de droit humanitaire qui ne se rapporte pas aux causes de la guerre, dans une vaine tentative d’essayer de réintroduire la loi juste là où la loi a échoué, et d’essayer de soumettre à la loi ceux qui ont remplacé la loi par la violence. Comme dit
Ce problème devient encore plus pressant dans les nouvelles fonctions de l’humanitaire: «Le même refus de s’en prendre aux origines des faits et des comportements producteurs de graves dévastations sociales et l’acceptation résignée de
1)la maintenance de la paix, le mécanisme juridique central de l’ONU, mais dont le fonctionnement est sujet au pouvoir de veto des membres permanents du Conseil de Sécurité, s’est discréditée par impuissance, partialité, guerres déguisées en maintenance de la paix et criminalisation des opérations conduites;
2)le mécanisme juridictionnel de règlement des différends se révèle aussi inopérant : la Cour Internationale de Justice de la Haye exige le consentement des États pour pouvoir les juger, la Cour Pénale Internationale aussi bien que les tribunaux spéciaux mis en place par le Conseil de Sécurité pour
3)il n’y a pas de contrôle des armements avec lesquels les crimes internationaux sont commis, particulièrement des mines terrestres («outil de mort le plus dévastateur de ces dernières années»), en dépit des diverses conventions sur tel ou tel armement spécifique, mais qui ne vaux que pour les États signataires;
4)le domaine économique, le principal responsable pour la déstructuration des sociétés, divise l’humanité entre ceux qui bénéficient d’une organisation sociale qui leur assurent survie, liberté et participation (potentielle) au pouvoir des décisions, et la «masse chaque jour grossissante» de ceux condamnés à être éliminés, qui demandent l’humanitaire
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Ce dernier problème exige la différentiation entre la violence fonctionnelle, qui consiste
àl’oppression structurelle inhérente aux relations sociales, et qui élimine toute sorte de résistance incompatible avec la reproduction du système, et la violence non- fonctionnelle, qui concerne le reste du marché mondial: il ne s’agit plus dans ce cas d’exploiter, mais de laisser mourir - et cela est aussi un produit de
2001: 183). Dans les cadres d’une telle politique, qui prend en compte ces formes de violence, le droit humanitaire peut retrouver son sens.
Concevoir le droit ainsi suppose que son contenu peut difficilement être saisi en tant que produit de la rationalisation et du consensus, comme le présente Habermas, mais qu’il s’explique surtout par la lutte entre des différents acteurs porteurs de leurs intérêts conflictuels ; ce sont les conflits entre les sujets politiques qui déterminent la formulation, l’interprétation et l’application des normes du droit humanitaire, dont le sens est appréhendé par sa fonction sociale et conditionné par le contexte où elles s’insèrent. En dépit de toutes les difficultés de la réalisation du droit humanitaire, l’analyse historique du conflictuel surgissement et développement du droit humanitaire, de ses institutions, documents et normes, montrent la violence des relations internationales mais en même temps les possibilités de l’action politique et juridique à les opposer.
Il faut ainsi dépasser aussi bien le normativisme cosmopolite de Habermas que le réalisme de Morgenthau. Selon la théorie du droit chez Habermas, le droit humanitaire dépend de l’institutionnalisation des formes juridiques nécessaires à la formation de la volonté rationnelle. Selon le réalisme de Morgenthau, la construction de l’image négative de l’ennemi exclut la possibilité de réalisation des valeurs universelles. Il est nécessaire de surmonter l’antagonisme entre une analyse qui met l’accent sur la valeur morale indéniable du droit humanitaire en ignorant ses controverses et une analyse qui met l’accent sur les antagonismes sociaux mettant en question la possibilité de réalisation de la valeur morale et universelle du droit humanitaire. Pour cela, il faut considérer que
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droit humanitaire est également fondé sur les coutumes, mais la rationalisation produit la clarté, au contraire des coutumes. Il apparaît ainsi comme autonome, comme indépendant des rapports de forces, fondé sur la rationalité de la morale et ainsi bien digne de la reconnaissance universelle. Les formes historiques semblent avoir un fondement transcendantal. Pourtant, le développement du droit humanitaire n’est possible que lorsque l’on prend en compte les racines historiques de la raison. Comme analyse Bourdieu, le pouvoir de la raison ne suffit pas pour la réaliser. C’est seulement par la lutte politique que la raison se réalise dans l’histoire. Ce n’est qu’en découvrant son historicité, ses conditions historiques et sociales, que le droit humanitaire trouve les moyens d’échapper à l’historicité.
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